La trilogie Matrix est sans le moindre doute une des plus grandes œuvres cinématographiques de ces dernières années. En seulement 4 ans, les Wachowski, scénaristes et réalisatrices, livrent une saga révolutionnaire aux lectures infinies aussi bien dans le fond que dans la forme. En moins de six heures, Matrix s’est imposé de manière fracassante au Panthéon de la culture populaire. En bouleversant Hollywood autant que l’a fait Star Wars en 1977, la trilogie a définitivement tourné la page du héros reaganien – en gros les films avec Sylvester Stallone, Bruce Willis ou Arnold Schwarzenegger et ses héros invincibles, intouchables, invulnérables et étincelants de sueur, surfant sur les valeurs du “self-made-man” du président américain Ronald Reagan (1981-1989). Mais avec les Wachowski, les héros ont dorénavant des failles, ils souffrent, se questionnent, en bref, ils sont humains. Si aujourd’hui ces personnages sont légion, à l’époque les spectateurs n’y étaient pas habitués.
Le style prend également une place primordiale ; à partir de Matrix, l’action doit avoir la classe. Grâce au style vestimentaire d’abord, les lunettes et les manteaux noirs sont aujourd’hui associés de manière immédiate aux films des Wachowski. Mais pas seulement, le style visuel est aussi hyper esthétisé : les décors, les acrobaties, les combats archi-chorégraphiés, et bien sur les bullets time, eux-aussi largement répandus aujourd’hui, étaient révolutionnaires à l’époque. Absolument rien n’est laissé au hasard, chaque plan est minutieusement travaillé afin de raconter quelques choses, ou à minima faire écho à une des nombreuses influences des réalisatrices. Et on en compte une quantité aussi grande qu’hétéroclyte : la science-fiction, steampunk d’abord pour l’aspect visuel des machines ou des réseaux souterrains du monde réel, puis des œuvres telles que Total Recall, Blade Runner ou Terminator à qui Matrix emprunte des éléments visuels, scénaristiques et symboliques. Les arts asiatiques sont également très présents pour les chorégraphies de combat. On trouve aussi l’esthétisme des films noirs ; des éléments pris des jeux vidéos, Final Fantasy et Street Fighter pour ne citer qu’eux ; de la littérature (Alice au pays des merveilles principalement) ; ou encore la mythologie religieuse qui a donné le nom à de nombreux personnages et dont différents indices sont semés tout au long de la trilogie.
Rappelons que si en 2020 ces domaines sont largement populaires, à l’aube du XIXe siècle, ils ne touchaient qu’une partie marginalisée de la population et étaient perçus comme des sous-genres un peu obscurs ; centrer l’histoire autour de hackers avaient d’ailleurs cette même volonté de mettre en avant une minorité méconnue.
Si l’histoire adopte le parcours du héros classique, l’univers dépeint est extraordinairement riche et n’a jamais autant semblé être dans l’air du temps ; j’ai déjà vu ces films enfant et adolescent, mais il ne m’a jamais autant marqué que cette fois-ci. De nombreuses œuvres du cinéma ont déjà proposés des univers simulés, des mondes virtuels, des guerres de l’humanité contre des machines, mais aucune n’a été aussi loin que Matrix. En plus d’un univers abouti visuellement et scénaristiquement, Les sœurs Wachowski donnent vie à une métaphore sur notre monde, et c’est en ça que Matrix dépasse son simple rôle de divertissement. La Matrice est ici utilisée pour dénoncer tout ce qui ne va pas, et cette métaphore résonne plus encore aujourd’hui qu’à la fin du XXe siècle, à l’heure où une frange grandissante remet en cause cette vieille société inégalitaire.
Au lieu de porter ces messages dans un film d’auteur élitiste et anonyme, les réalisatrices les rendent accessibles dans un blockbuster hollywoodien grand public.
Alors anticipation parfaite d’un système à bout de souffle ou simple projection de notre société à cet univers ? Probablement un peu des deux. A l’instar des personnages libérés (à comprendre “ceux qui ont découvert que la Matrice n’était qu’une simulation informatique”) les réalisatrices tentent de nous réveiller de cette vie toute tracée : métro-boulot-dodo, programmée dès notre naissance, et de nous faire prendre conscience de notre existence dans un monde dicté par des règles dont nous ignorons la provenance, mais comme elles existent, on les applique, bêtement.
Personnellement je vois la Matrice, et les films Matrix, comme un plaidoyer visant à nous faire prendre conscience de la société capitaliste et déshumanisée dans laquelle nous vivons. Ils révèlent l’importance de développer et d’enrichir notre esprit critique pour comprendre la véritable quête de Neo : l’importance du choix. En sommes-nous les maîtres, ou sommes-nous réduits à une liberté illusoire influencée par des individus qui nous connaissent mieux que nous ne nous connaissons nous même (vous le voyez le parallèle évident avec la collecte de datas et les fermes à humains des machines ?).
Et cette recherche est justement toute l’interrogation de Matrix Reloaded et Matrix Revolutions.
Le premier degrés de lecture évident présente le parcours d’un élu sauveur de l’humanité pris au cœur d’un conflit manichéen entre deux camps, trouvant un dénouement heureux à la fin du dernier opus ; mais les Wachowski vont beaucoup plus loin. Elles interrogent les fondements mêmes de l’esprit humain : qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Qu’est-ce qui définit notre humanité ? Dans Matrix l’explication est vite trouvée : “tous ces gens font quand même partis de ce système, ce qui fait d’eux nos ennemis” _Morpheus – Matrix, à comprendre : tout ce qui n’a pas été libéré de la Matrice n’est pas à considérer comme un être humain. Mais Reloaded et Revolutions rabattent les cartes et cherchent une réponse plus aboutie. Chaque personnage croisé tout au long des deux métrages présente alors sa vision de l’esprit humain, et ce dans un seul but : aider Neo/le spectateur à comprendre et à développer son esprit critique ; C’est bien beau de vouloir libérer tous les humains de la Matrice, encore faut-il savoir pourquoi on le fait (vous vous souvenez des héros reaganiens ?). Le Mérovingien estime que le choix n’est qu’une illusion, selon l’Oracle nous avons déjà fait nos choix avant même d’y être confronté (sans pour autant dire que nous n’en sommes pas à l’origine), pour le père de la famille indienne seul l’amour est à l’origine des choix que nous faisons, pour l’Architecte il est une équation parmi toutes les autres possibles, impossible à prévoir, et d’après Smith (qui symbolise le système en place) le choix n’existe même pas. Pour les Wachowski il est plus flou, il existe, mais pas vraiment. Ou plutôt, il est lié à notre histoire et au destin que l’on décide d’emprunter : “Ta vie est le reste d’une équation déséquilibrée inhérente à la programmation de la Matrice” _l’Architecte – Matrix Reloaded.
Si on observe attentivement, et pour mieux accompagner le spectateur, à aucun moment Neo n’émet de théorie ; il se contente d’écouter, de questionner, d’interroger. il emmagasine des connaissances jusqu’à son dénouement personnel. Il découvre la Matrice dans Matrix, apprend à la connaître dans Matrix Reloaded et la change dans Matrix Revolutions pour offrir à l’humanité et aux machines une fin à laquelle aucun d’eux n’avait pensé : la paix.
Bien sur, Tout cela est mon interprétation, et je ne doute pas, au vu de la richesse de la saga, qu’un tas d’autres regards soit possible. Je crois profondément que c’est le but recherché par les Wachowski : permettre à chacun de se reconnaître dans ces messages ; et tel Neo, donner le courage de combattre ces injustices pour réparer ce monde déréglé.
Mais à en juger par leurs notes IMDB et Rotten Tomatoes, les intentions des réalisatrices n’ont pas été comprises. La faute à un parcours du héros déroutant, à un troisième film avare en scènes grandioses (après l’explosif Reloaded) et à une narration déstabilisante ; le public paraît perdu. Preuve finale de l’importance de leur démarche. Il est impossible de comprendre Matrix si l’on s’arrête à la première couche de lecture. Les trois films ne se résument pas qu’à une suite de jolies images, ils font passer un ou plusieurs messages en fonction des niveaux d’interprétation que l’on reçoit.
Je terminerai par l’extrait d’un article que j’ai lu récemment dans le journal le 1((Thomas Schlesser – Un face-à-face avec l’abîme – 14/07/2020 – Le 1)) au sujet de la toile Le Voyageur contemplant une mer de nuages du peintre Caspar David Friedrich, qui se rapporte parfaitement à Matrix et à la démarche des sœurs Wachowski : “Le projet de Friedrich était encore plus ambitieux, il voulait que sa toile participe, de manière active, à l’émancipation mentale de celles et ceux qui la regarderaient” _Thomas Schlesser.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez approfondir le sujet et découvrir d’autres lectures de la saga, je vous conseille ces articles et vidéos que j’ai découvert pendant mes recherches :
Matrix et la question du bonheur – The Flares : le vidéaste aborde la notion du bonheur dans la saga. C’est très intelligent et intéressant.
CGM – Hors-Série The Matrix – Gorkab : cette vidéo aborde l’aspect purement technique du premier opus. Très intéressant si on veut comprendre le travail colossal des Wachowski.
Pourquoi j’ai raison et vous avez tord – The Wachowskis retrospective – Durendal : Un travail abouti aussi bien dans le fond que dans la forme, qui livre une analyse complète de la filmographie des réalisatrices.
Matrix, une analyse de la trilogie – auteur non identifié : l’auteur théorise l’idée que le monde réel est lui aussi une simulation, une seconde Matrice. Je ne partage pas cette vision, mais le travail est brillant.
Explication globale – Xavier Pichaud : c’est une analyse complète sur la trilogie qui est ici proposée, le travail de ce passionné est colossal.
Informations
Matrix de Lana Wachowski et Lilly Wachowski avec Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss, Laurence Fishburne – sorti le 24 mai 1999 – disponible sur Netflix
Matrix Reloaded de Lana Wachowski et Lilly Wachowski avec Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss, Laurence Fishburne – sorti le 16 mai 2003 – disponible sur Netflix
Matrix Revolutions de Lana Wachowski et Lilly Wachowski avec Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss, Laurence Fishburne – sorti le 5 novembre 2003 – disponible sur Netflix